Le scandale du « design volé » : Comment un concept américain abandonné est devenu une icône allemande.

La Volkswagen Karmann Ghia est une icône. Pour des millions de personnes, ses courbes fluides et son élégance intemporelle incarnent le miracle économique allemand et un design européen raffiné. Pourtant, derrière cette success-story se cache une vérité dérangeante : les lignes de la plus belle des Volkswagen n’ont pas été dessinées en Allemagne, mais bien « empruntées » à un concept-car américain que le géant Chrysler avait laissé aux oubliettes.

La collaboration de prestige de Chrysler et Ghia dans les années 50

Au début des années 1950, la Carrozzeria Ghia, basée à Turin, est l’un des noms les plus respectés du design automobile italien. De l’autre côté de l’Atlantique, le groupe américain Chrysler, sous l’impulsion de son visionnaire chef du style Virgil Exner, cherche à redorer son image avec des « dream cars » spectaculaires. Un partenariat est noué : Exner dessine des concepts audacieux à Detroit, et Ghia leur donne vie en Italie. Cette collaboration donne naissance à une série de véhicules époustouflants, comme la Chrysler K-310 de 1952, qui préfigurent le style « Forward Look » qui fera la renommée de Chrysler.

La naissance d’un concept mort-né : la Chrysler D’Elegance

Dans ce foisonnement créatif, Exner et Ghia produisent en 1952 un coupé unique, baptisé Chrysler D’Elegance. Commandé par C.B. Thomas, le président de la division export de Chrysler, ce véhicule est une pure démonstration de style. Il possède déjà tous les marqueurs visuels qui deviendront célèbres : une ligne de toit basse et fuyante, des ailes arrière délicatement arrondies, une petite grille de calandre avant en deux parties et des flancs épurés. La D’Elegance est une beauté, mais elle reste une pièce unique, un exercice de style sans avenir commercial direct chez Chrysler. Son design, propriété de Ghia comme le stipulaient les contrats de l’époque, est alors remisé dans les ateliers de Turin.

L’initiative secrète de Karmann et Ghia

Pendant ce temps, en Allemagne, le carrossier Wilhelm Karmann est frustré. Client fidèle de Volkswagen pour qui il produit déjà des cabriolets Coccinelle, il rêve de produire un coupé sportif, une voiture « image » pour la marque de Wolfsburg. Mais ses propositions sont systématiquement rejetées par Heinrich Nordhoff, le très pragmatique directeur de VW, qui ne jure que par la fonctionnalité et le faible coût. Déterminé, Karmann décide de contourner le refus de VW. En 1953, il contacte en secret Luigi Segre, le directeur commercial de Ghia, et lui expose son projet : dessiner une carrosserie sportive et élégante sur la base d’un châssis de Coccinelle.

Le « coup » de la Coccinelle habillée en robe de soirée

Luigi Segre, flairant une opportunité en or, n’a pas besoin de chercher bien loin. Dans ses cartons sommeille le design de la Chrysler D’Elegance. La mission est lancée : adapter les lignes du grand coupé américain aux dimensions modestes et à l’architecture si particulière (moteur arrière, empattement court) de la Volkswagen Coccinelle. C’est un véritable tour de force. Les designers de Ghia réussissent à conserver l’essence et la fluidité du dessin original tout en le transposant sur une plateforme radicalement différente. Le projet est mené dans la plus grande confidentialité, à l’insu total de Volkswagen. En quelques mois à peine, un prototype roulant est assemblé.

La confrontation à Wolfsburg : Le « fait accompli »

En novembre 1953, Wilhelm Karmann orchestre la confrontation. Il invite Heinrich Nordhoff dans ses usines d’Osnabrück et dévoile le prototype. La surprise est totale. La légende raconte que Nordhoff, d’abord furieux d’avoir été court-circuité, aurait été subjugué par la beauté de la voiture. Il aurait simplement déclaré : « C’est la voiture de mes rêves ». Face à ce « fait accompli » d’une élégance irréprochable, il ne peut que donner son feu vert. La production est lancée, et la Volkswagen Karmann Ghia (Type 14) est officiellement présentée au public au Salon de l’automobile de Francfort en septembre 1955. Le succès est immédiat et fulgurant.

Un héritage contesté mais une icône incontestable

Alors, plagiat ou réutilisation intelligente ? Virgil Exner lui-même reconnaîtra plus tard, non sans amertume, la « filiation directe » entre son concept D’Elegance et l’icône allemande. Juridiquement, Ghia était dans son droit, car le design lui appartenait. Moralement, le débat reste ouvert. Mais l’histoire a rendu son verdict : en près de 20 ans de carrière, la Karmann Ghia a été produite à plus de 445 000 exemplaires (coupés et cabriolets confondus), sans jamais renier ses origines modestes de Coccinelle. Elle a prouvé que le génie ne réside pas seulement dans la création pure, mais aussi dans la vision d’adapter une idée sublime pour la rendre accessible au plus grand nombre.

La Karmann Ghia reste la preuve éclatante qu’une origine controversée ne peut rien enlever à la puissance d’un design devenu légendaire.